Architecture de la foule
Studio de projet des Master 1 & 2 - ENSAB Rennes - 2019/2020
Encadrants responsables
Can Onaner avec Dorian Taburet
Mathilde Sari et Henri Bony
Labo photo : Emmanuel Groussard
L'ARCHITECTURE DE LA FOULE
2019/2020
Studio de projet - ENSAB Rennes
Master 1/2
Ce studio de projet se propose de travailler sur un nouveau type de bâtiment : celui d’une architecture de la foule. Entre la place publique, l’agora ou l’acropole à ciel ouvert, les grands espaces communs couverts comme les théâtres ou les bains, l’architecture de la foule est un type qui reste à inventer.
La méthode de conception ne présuppose ni programme, ni commande précise. A partir de références textuelles, iconographiques et filmographiques, autant que d’exemples architecturaux, les étudiants devront construire leur projet autour de scénarios problématisant la notion de foule.
La proposition architecturale sera dans un premier temps pensée hors sol, à travers une recherche menée sur trois échelles – celle de l’espace intime, celle de la machine organisationnelle et celle de l’infrastructure paysagère – afin de formaliser une version abstraite et idéale de l’architecture de la foule. Dans un second temps, il s’agira de restituer cette proposition dans un site existant, celui de la Courrouze à Rennes, après en avoir analysé le projet originel, les enjeux sociaux et politiques.
La foule refoulée par l’architecture
L’architecture a toujours eu tendance à refouler son rapport à la foule, de telle sorte que la foule reste pour une grande part un impensé chez les architectes. Rien d’étonnant à cela : si la foule peut fondamentalement être définie comme une force chaotique qui échappe à la raison, si elle est d’abord et avant tout une dynamique destructrice de l’ordre social, l’architecture est inversement une opération intellectuelle qui cherche à ordonner l’énergie immanente de la foule.
Si la foule est restée dans l'ombre des débats des architectes, elle a été souvent remplacée et parfois confondue avec des notions annexes comme celles de masse, de flux ou de public. Les grandes infrastructures routières canalisaient les flux de piétons et d'automobiles, les architectures nazies et fascistes mettaient en scène les masses à des fins de propagande, les grands espaces publics les dissolvaient et les écoles républicaines les civilisaient. L’architecture moderne s’est largement construite autour de la foule, sans même la nommer. Pour la contrôler ou s'y opposer. Ses principes d’unité, de transcendance et d’ordonnancement s’inscrivaient dans une dualité fondamentale avec l’énergie immanente, chaotique et pulsionnelle de la foule. Ils répondaient à la nécessité d’ordonner la foule, en la pacifiant, en l’atomisant ou en la compactant, afin d’éviter à tout prix les risques d’explosion populaire. L'architecture moderne s'est donc inventée en s'opposant à la foule, à cette figure primaire, inconsciente ou taboue, jamais revendiquée et rarement mentionnée, qu'elle a scrupuleusement refoulée.
Le studio de projet propose de faire ressurgir la chose refoulée derrière les masses, les flux et les publics, de faire de l'architecture le lieu d’une inversion entre ordre et désordre, entre masse organisée et foules débordantes.
L’hypothèse d’une foule émancipatrice
Commençons avec une précision : telle que nous la concevons, le foule ne s'oppose pas à l'individu. La foule est un état, une sensation, une expérience ancestrale et primaire que chacun d'entre nous peut connaître en sortant du cadre restreint de son individualité. Elle émane d'un désir personnel de fusionner avec l’Autre, qu’il s’agisse de deux ou de cent autres personnes partageant le même désir. En ce sens, la foule n’est ni une réalité sociale, comme une masse, ni une réalité idéologique ou politique, comme une audience, un peuple ou un public. La foule est pour nous un processus à la fois psychique et corporel, que l’on serait tenté de nommer « afoulement ».
Nous faisons l’hypothèse que cet afoulement est porteur d’une dynamique émancipatrice. C'est une union momentanée qui remet en cause un ordre social pour le reconstruire à l'infini. Son essence n'est pas politique, puisqu'elle ne constitue pas une société en soi. Elle met à mal les monopoles durables et surgit de manière intempestive.
La foule est essentiellement urbaine, mais elle peut survenir au milieu de nulle part. Sa forme est pure immanence car rien ne saurait la dominer. Pas la raison, pas un angle, pas un sommet. Si un leader s'en dégageait elle deviendrait immédiatement politique. Elle ne serait donc plus foule. Sa forme dépend, d’une part, des rythmes des corps qui se mobilisent puis s’immobilisent et de l’autre, de son environnement urbain ou naturel. Donc de l’architecture dont l'impact est tout aussi prépondérant que problématique.
En construisant un projet d’architecture de la foule, le studio se propose d’aborder le rapport conflictuel entre foule et architecture, en faisant attention que l’une n’annule pas l’autre.
Ce que la foule nous dit de l’architecture
La foule questionne l’architecture à plusieurs égards.
Si la foule n’était que le simple regroupement d’un nombre important d’individus dans un même lieu donné, il serait possible de la réduire à une dimension quantitative qui informe la fréquentation et la taille de l’architecture. Mais la foule peut aussi plus fondamentalement être comprise comme une expérience de la densité, du rythme, d’une énergie que l’on ne peut réduire à une question de nombre et de mesure. En ce sens, l’idée de foule questionne les formes, les limites et les dimensions de l’architecture et suggère déjà que ces formes, limites et dimensions sont par nature non figées ; que l’architecture peut-être démesurée, mouvante et informelle.
La foule questionne également les temporalités de l’architecture : elle donne à cette dernière une dimension évènementielle et performative qui d’habitude lui manque. Elle met en avant ses capacités à se transformer, à s’adapter, à devenir un instrument, un dispositif qui rend possible des événements. Qu’il s’agisse de personnes présentes sans raison intrinsèque au même endroit, de personnes réunies par un désir commun ou des personnes fusionnant le temps d’une émeute ; dans tous ces cas, l’architecture doit être pensée selon ses différentes temporalités : ses permanences, autant que ses états de passage et de suspens.
En dernier lieu, l’usage même du terme « foule » n’est jamais neutre, que ce soit dans le langage courant, chez les penseurs s’y référant ou chez les politiciens. Il n’existe pas une foule, mais des foules, avec des caractéristiques différentes, des enjeux politiques et sociaux conflictuels. La foule, de part son contenu social et politique, questionne l’architecture à travers ses modes de gouvernance, de production et de vie.
Ainsi, l’idée de foule peut aussi nous amener à réfléchir au mandat de l’architecte. Pour qui, et comment travaille-t-il ? Ses clients sont-ils nécessairement « publics » ou « privés » ? Comment envisager un autre mandat pour l’architecte ? Comment trouver son nouveau client – la foule – qui n’appartiendrait ni au public ni au privé, mais définirait un « commun » ?
La Courrouze, un site et un projet existant à épouser ou à questionner
Pour répondre à ces différentes interrogations que nous propose la notion de foule, nous choisissons d’inscrire le travail des étudiants dans le cadre d’un projet existant : la ZAC de la Courrouze, entre la ville de Rennes et la ville de Saint-Jacques-de-la-Lande, qui a l’avantage de présenter une dimension politique et idéologique assez claire pour pouvoir être questionnée ainsi qu’un contexte physique, spatial et culturel à l’échelle des scénarios d’architecture de la foule qui seront développés par les étudiants.
Ce qui nous intéresse dans un premier temps dans la proposition de Paola Vigano et Bruno Secchi est que leur projet territorial et paysager remplace le principe du « plan masse » au profit d’une continuité à la fois spatiale, matérielle et écologique qui semble interdire toute présence architecturale monumentale à l’échelle du site. Les bâtiments construits et les projets à venir apparaissent davantage comme une succession d’événements isolés et solitaires au milieu d’un grand parc.
Un des premiers réflexes d’une architecture de la foule pourrait être de répondre à ce territoire peu dense et diffus, projeté pour permettre le maximum de porosité entre les vivants, le plus de mixité entre les programmes en lui confrontant une architecture de la foule, surdimensionnée, monumentale, dense et collective : une architecture qui utilise ses limites physiques pour réunir, contenir mais aussi séparer, différencier et distinguer. Une architecture à l’échelle du grand territoire, comme l’ont fait les gymnasiums et les théâtres de l’antiquité Grecque et Romaine sur la côte égéenne.
Mais la réponse architecturale de la foule pourrait aussi être l’inverse : épouser au maximum les principes urbains et territoriaux développés par Vigano et Secchi pour obtenir une porosité absolue. Un projet où l’architecture équivaudrait à l’infrastructure invisible qui permet à des microstructures mobiles et éphémères de se déplacer librement dans un grand espace commun.
Entre ces deux extrêmes, en confrontant leurs propres scénarios pour une architecture de la foule à la réalité d’un projet labélisé éco quartier, les étudiants verront leurs projets se transformer progressivement, prendre une forme polémique et critique ou au contraire épouser les valeurs et méthodes du projet existant.
Objectifs pédagogiques
Le premier enjeu pédagogique du studio est réflexif : la réalité politique et sociale, les crises écologiques et migratoires, les différents évènements de révoltes urbaines qui adviennent partout dans le monde, remettent en question les relatives évidences de l’autonomie de la culture et de la production architecturale. Dans un contexte où l’architecture ne peut plus être pensée comme une fait matériel et culturel qui existerait en dehors de toute construction idéologique, le studio de projet encourage les étudiants à s’interroger sur la manière dont l’architecture peut réagir à des situations de crises successives. Comment l’architecture, projet conçu pour s’inscrire dans le temps avec une certaine permanence, peut intégrer des temporalités, éphémères et/ou suspensives ?
Cette remise en question des modes de production et de réception de l’architecture par les événements politiques et sociaux entraine avec elle une évolution des modes de représentation architecturaux : la représentation, au-delà d’être un outil de conception et de communication à la fois culturel et technique, devient le lieu d’un témoignage, d’une critique voire d’une propagande. Même quand elle se veut neutre et abstraite, elle est toujours imbibée par un contexte social et culturel qui échappe difficilement à l’idéologie. Il est alors important de sensibiliser les étudiants aux mécanismes inconscients qui guident leurs projets.
Un des enjeux pédagogiques du studio est alors de développer un mode expérimental de représentation : comment représenter une architecture de la foule, une architecture dont les formes, les limites et les spatialités ne sont jamais entièrement figées ? Comment représenter une architecture qui se transforme au rythme de ses occupations et usages ? Rarement des architectes ont représenté des foules dans leurs rendus. Et quand c’était le cas, il s’agissait souvent d’une masse figée mettant en valeur la grandeur de l’architecture. Or on peut aussi imaginer une architecture qui incarne le rythme et la densité d’une foule, qui prend forme et se transforme en conséquence.
Pour donner à voir cette labilité de l’architecture de la foule, nous proposons de donner une place importante au médium de la vidéo. Celle-ci permet d’intégrer les différentes temporalités de l’architecture échappant souvent aux représentations en deux ou trois dimensions. Les dessins et les maquettes d’architecture – documents autonomes – deviendront les supports essentiels sur lesquels se construisent les films.
Ainsi, la vidéo viendra s’ajouter aux dispositifs de conception. Elle interviendra à trois moments du semestre : une première fois lors de la recherche et l’élaboration de dispositifs architecturaux, une seconde fois lors du relevé du site et une dernière fois lors de la finalisation du projet.